(…continues from the previous entry)
CG
That’s a very interesting context because usually, when we think about public understanding of science or media exposure of a scientific discovery, it’s always thought of as something monolithic, and the term of comparison is by a kind of implicit definition western society. Very rarely one takes into consideration that there may be many different cultural environment in which media exposure means one thing or just the opposite. Because I can imagine in Italy, or in France, or in Great Britain that if you argued for genetic determinism of being gay, there would be many people that wouldn’t be happy about it.
I just wonder how this ties in with what you have called the institutionalisation of Nature in Japanese society.
SH
J’ai utilisé cette expression pour un autre projet, la mise en place de l’exposition universelle qui a eu lieu l’année dernière. C’était la deuxième exposition universelle à se tenir en Asie, au Japon en fait, la première ayant eu lieu en 1970, toujours au Japon, et c’était alors la toute-première à partir de l’Occident. Le thème de l’exposition était la redécouverte de la sagesse de la nature, un thème très à la mode. Les expositions universelles sont très liées à l’histoire du progrès technique ; étant donné les circonstances actuelles le développement technique n’est plus mis à l’honneur.
Au départ du projet l’idée des concepteurs japonais était de soumettre à la communauté internationale un type de nature et un type de relation à la nature qui soit typiquement japonais. On avait sélectionné un type de paysage qu’on appelle “satoyama”, qui n’est pas si spécifiquement japonais, qui désigne un paysage semi-agricole : à la sortie des villages il y a des rizières , puis la forêt, la nature sauvage derrière, et enfin la montagne. Ce genre de paysage était censé représenter, traditionnellement, un certain type de relation à la nature. Les japonais disent d’eux-mêmes qu’ils entretiennent une relation harmonieuse avec la nature et qu’ils sont amoureux de la nature.
Ils voulaient rendre universelle, internationaliser cette nature-là, qui était au départ attachée localement. C’est dans ce sens-là que j’en parlais.
Il y a eu, pour ce projet d’exposition, beaucoup de controverses qui ont engagé aussi la responsabilité de plein de scientifiques, et pas seulement, parce que l’usage qu’on voulait faire de ce bout de forêt (physiquement, c’était une portion de la forêt de Kaisho) a été très controversé. Les gens du coin, les premiers, on dit : il ne faut pas toucher à la nature. Ils sont donc allés chercher les scientifiques, les experts pour mener des études dans la forêt et montrer à quel point telle espèce ornithologique était rare, pondait les Å“ufs au moment où aurait eu lieu l’exposition, etc. Donc, les scientifiques se sont aussi mobilisés, certains pour l’exposition, en montrant qu’il fallait effectivement prendre en compte tous ces paramètres naturels et culturels pour ne pas détruire tout ; et puis il y avait tout un lot de scientifiques qui se sont mobilisés contre l’exposition, en disant : attention! on arrête tout.
CG
It’s a very interesting controversy. One mounted around the possibility to hold an exhibition about the wisdom of nature and in the process of doing that you may well destroy it.
SH
C’était exactement l’argument que les gens avançaient en premier : au nom de la nature vous allez détruire la nature. Après, ce que j’ai regardé, moi, c’est la manière dont non pas des scientifiques, mais des experts comme des architectes, par exemple les premiers architectes qui ont travaillé sur l’exposition, ont fait des propositions pour que le paradoxe ne soit plus apparent. C’est-à-dire que effectivement on expose la nature sans la détruire. Il fallait trouver des solutions pour faire ça.
CG
That was, if you want, an example of looking for responsible innovation in architecture, I imagine. Because they must have been looking for innovative solutions. My idea, when I think about the universal exhibition is pavilions, pavilions, pavilions and a tarmac; not exactly in the centre of a forest. Have you developed this project? Do you want to make an example?
SH
Au tout-début du projet, justement, étant donné que le projet était développé dans cette controverse, les premières propositions faites par les architectes et les concepteurs – il y avait un anthropologue aussi, et des artistes qui y travaillaient dedans – c’était de dire : on expose la nature, c’est le thème de l’exposition, on ne la détruit pas. Il y avait donc deux solutions qu’avait proposés l’architecte Kuma Kengo, qui est un architecte assez connu au Japon. Pour la première solution, il avait développé le concept de “topos-architecture“, une architecture enterrée : pas de pavillons, pas de bâtiments. Les bâtiments administratifs, pour l’accueil des gens, auraient profité de la topographie naturelle du site pour être enterrés. Au-dessus on n’aurait rien vu. Il a conçu de très belles images pour convaincre de la possibilité de faire ça. Une autre proposition qu’il avait faite et qui était encore plus radicale d’un point de vue architectural, c’est de dire : on ne construit rien, à part ces bâtiments administratifs ; la seule intervention architecturale qu’on fait, qui n’en est pas une à proprement parler, c’est qu’on laisse les gens se promener dans la forêt et on les équipe de lunettes virtuelles. Sur ces lunettes virtuelles, le principe était celui de “nature augmentée” : quand vous regardez avec vos lunettes la forêt vous voyez la forêt telle que vous la voyez sans lunettes, mais vous voyez en sur-imposition tout un tas d’informations. Quand je regarde un tel arbre je vois aussi l’âge de l’arbre, le poids de l’arbre, la qualité, le type de l’arbre etc., donc des propriétés scientifiques, naturelles, mais je vois aussi des choses que je ne vois plus parce que je suis trop moderne, je vois donc la fée, le lutin, tel esprit de la forêt, etc. J’ai donc en superposition sur mes lunettes plusieurs paysages et la nature me parle à nouveau.
CG
Did they implement that?
SH
Non. C’était une très belle idée. Le concept qui avait été développé était aussi destiné à convaincre les gens, à faire taire les critiques. L’architecte et les concepteurs y croyaient beaucoup : faire une exposition universelle qui n’ait pas les propriétés d’une exposition universelle, qui rompe complètement. Pas de pavillons, pas de grands déploiements technologiques, pas d’imageries, rien du tout. Finalement le projet japonais a été accepté et signé par le bureau international des expositions. Les gens se sont un peu calmés, et la décision officielle a été prise. L’équipe de concepteurs qui avait réalisé le projet était plutôt jeune (40-45 ans), formés de gens plutôt postmodernes. D’ailleurs un anthropologue était venu interviewer Latour sur le concept de nature, Michel Serres, Lévi-Strauss ; ils avaient beaucoup travaillé avec cette mouvance-là.
Une fois que le projet a été officialisé, cette équipe a été remerciée, et on a mis a la place des vieux, des gens des années Soixante-dix, qui avaient déjà participé à des expositions précédentes. Le site avait changé puisque la controverse était trop vive. On a finalement fait l’exposition dans un parc qui était déjà aménagé et finalement il y a eu des pavillons.
CG
Everything was done the traditional way.
SH
Oui, à peu près. Le thème ne sautait pas aux yeux, n’était pas flagrant. L’innovation avait été réelle au départ. Les concepteurs avaient vraiment cherché des idées nouvelles pour prende leur responsabilité par rapport à un paradoxe qui leur sautait aussi aux yeux : faire venir des milliers de personnes sur un site naturel.
CG
One of the things that we’re pretty clear about nowadays at the Foundation is to try and keep a distinction between the idea of creativity, and the one of innovation, which are not the same thing. Even though people tend to conflate them together, they are not the same thing because one thing is creative thinking: an original discovery, a piece of architecture or even a piece of technology, and a complete different thing is when this becomes an innovation. This means when it is inside society, when it proliferates in society in the form of artefacts, of protocols of action, routines. In that sense the mini-skirt is an innovation, because at some point it changed gender roles, it changed customs in society. It doesn’t always mean that once you have done something creative it becomes an innovation, in the sense that it has an impact on society. I thought that your examples on the Japanese architect was a perfect example of trying think of something creatively because it’s going to have an immediate impact on environment in this case. It is a creative innovation that is trying to be responsible.
I suppose your work has been done mainly with scientists. The way we are trying to think about responsibility in innovation is how many different agencies are involved, it’s not just scientists, and even if it were, there are so many ways in which responsibility in science is taken up by boards of advisors, ethical committees, funding bodies, sponsoring institutions, patient’s associations…
SH
Dans cette perspective-là, le projet pour l’exposition universelle est intéressant parce que c’était une agence, une agency, particulièrement complexe, en termes de personnes impliquées, et puis il y avait ce site naturel qui imposait un certain nombre de choses, avec la découverte des espèces rares, etc. Il y avait ensuite tous les corps d’experts. Moi je travaillais avec les architectes, mais il y avait évidemment des biologistes, des géographes, des ingénieurs, tous les corps de métiers étaient représentés pour concevoir une exposition de cette envergure. C’est un projet national, d’abord, avant d’être international. Il y avait effectivement une assemblée qui s’est constituée au fur et à mesure de l’histoire de l’exposition, avec énormément de tensions, des tensions politiques, économiques, scientifiques. Les propositions faites par l’architecte ne sont qu’un aspect de la totalité du projet et du programme.
CG
I was wondering while you were talking about this, how much it could be an example of trying to give voice to things in the Latourian sense, you know, the parliament of things. How much this was an effort of giving voice and agency to the landscape?
SH
C’est très vrai, mais ça, c’est beaucoup moins choquant au Japon. Le Japon est aussi, par tradition, animiste, avec le shintoïsme. Il n’y a pas du tout de contradiction au Japon à faire parler les êtres naturels, au contraire. Ce genre de projet qui s’internationalise est intéressant parce que on voit la confrontation entre des modèles de pensés qui sont assez différents. Très spontanément les habitants autour du site qui étaient contre le projet d’exposition ont envoyé des lettres de protestation au bureau international des expositions, à Paris. Une des lettres que j’ai trouvées c’était “une espèce de luciole a kind of firefly“, “nous pensons que”, etc. La lettre était signée fireflies. On sait bien que c’est aussi un artifice d’écriture, mais je ne pense pas qu’une association française, par exemple, qui protesterait, ferait parler les luciole/fireflies. Je pense que c’était fait tout à fait spontanément : les objets naturels ont besoin de porte-parole, on n’est rien de plus que des porte-parole, on les met au-devant de la scène, car eux savent parler beaucoup mieux que nous de toutes ces affaires-là. Tout cela est beaucoup lié au fait qu’on est dans un contexte japonais, mais ça ne choque absolument pas.
CG
It’s really a literal clash of ontologies, isn’t it?
SH
Le travail de Philippe Descola donne beaucoup de grain à moudre, mais c’est vrai que – je ne veux pas généraliser – mais c’est vrai qu’il y a au Japon énormément de choses à penser dans ce cadre-là. Il y a beaucoup de phénomènes de résistance. Au Japon on n’est pas devenu moderne de la même manière qu’ici, ou qu’ailleurs non plus, mais il y a beaucoup de phénomènes de superposition. Déjà, au Japon on est animiste, on est shintoïste, et on est boudhiste aussi, ça n’a jamais posé de contradiction, on est naturaliste aussi, c’est juste une affiliation en plus qui se superpose aux deux autres et qui, du coup, créé des agencements inédits, qui innovent d’une certaine façon. C’est vrai, il y a un clash d’ontologie qui est visible dans beaucoup de sphères au Japon et notamment pas la sphère traditionnelle.
Tous les endroits, au Japon, où il y a de la créativité, tous les lieux de fabrication d’objets nouveaux obligent à l’internationalisation, à être en confrontation, à utiliser des outils qui viennent d’ailleurs : c’est là qu’on voit comment cette rencontre s’effectue. On en profite alors pour redéfinir qu’est-ce que c’est que la modernité, qu’est-ce que c’est que l’occident, qu’est-ce que c’est qu’être japonais, qu’est-ce que c’est que la nature. Tout ça est redéfini au passage.
CG
Just one last question. On the basis of your experience on Japanese society, have you experienced or have you got examples of how this different way of voicing nature, of taking care of nature is maybe present in different ways of dealing with political culture? I mean, when we talk about planning innovation in defence of, for instance, urban spaces, building cities, or managing pollution. Having never been to Japan, my image of Japan is not the landscape that you evoked, but it’s Tokyo, it’s no oxygen, it’s mercury in the sea, it’s pollution of the fish and the nutritive chain. I wonder, because you said that this is visible especially in the traditional domains… In the spaces in which modernisation has already had an impact on Japanese society, on ways of life and spaces of living, do you think that they’re being Japanese and their having a different ontology of reference, has that helped them to develop a different political culture?
SH
Je travaille en milieu très urbain, où la culture est très internationale : c’est un peu là-dedans que je regarde ces phénomènes.
Sur la question politique, le paradoxe a été soulevé de très nombreuses fois. Les japonais disent depuis très longtemps – c’est une tradition – qu’ils sont des amoureux de la nature, qu’ils vivent en harmonie avec la nature, et en même temps ils la détruisent. Ce sont de grands pollueurs.
Augustin Berque, qui a beaucoup écrit sur l’espace, notemment l’espace urbain au Japon, montre certaines aberrations architecturales et urbaines. Il n’y a pas eu de plan d’occupation des sols pendant longtemps. On a pu donc concevoir que une des rivières qui coulent dans Tokyo soit saccagée, détruite, polluée, et puis on a reconstruit par-dessus une petite allée de béton sur laquelle coule un petit peu d’eau tandis que la vraie rivière complètement polluée coule en-dessous. Tout cela forme un paradoxe apparent. On pourrait en rester à dire que les Japonais se figurent seulement qu’ils sont des amoureux de la nature. Mais je crois que c’est plus intéressant, pour retenir aussi une des leçons du livre de Philippe Descola, de dire que, tout simplement, ils n’ont pas la même perspective de la nature que nous, ils n’ont pas la même idée de ce que c’est que la nature et de ce qu’il y a à sauver, de ce qu’il y a à préserver.Donc il y a aussi plusieurs idéologies de la nature qui s’entrecroisent dans le Japon contemporain. Il y a une idéologie de la nature qui vient de chez nous, mais il y a aussi une idéologie de la nature, ou de ce qui serait naturel, qui est héritée du Japon traditionnel, du shinto, du boudhisme, etc.
C’est difficile de s’arrêter au paradoxe. Tout mon travail consiste à essayer de rendre compte, de comprendre la manière dont différentes idéologies de la nature, différentes natures peuvent prendre place en un lieu et comment les Japonais vivent avec ça aujourd’hui. Eux n’éprouvent aucun paradoxe sur cette question-là et continueront à vous dire qu’ils sont des amoureux de la nature, alors même que vous, vous promenant au Japon, vous aurez la sentation tout à fait inverse. Il faut juste ne pas venir avec sa propre conception de ce que c’est que la nature, autrement on s’y perd. L’idée est plutôt de repartir sur ce que c’est pour eux, où est-ce qu’elle se situe. C’est aussi quelque chose de très flexible dans le temps, qui s’est beaucoup élaboré, qui est totalement dynamique, qui fait aussi que le paysage urbain change complètement, qu’il y ait une relation au temps différente, une relation à l’espace différente.
CG
Do you think they are implementing innovative political tools in order to re-think the relationship with nature? I’m thinking about the participatory democracy…Do they discuss responsibility? Is it present?
SH
Je crois que la notion de citoyenneté, par exemple, de politique participative, d’assemblées, etc., commence à venir. Elle est récente aussi chez nous, mais je crois qu’elle est encore plus récente au Japon et que, pour l’instant, les gens qui s’occupent un peu de politique de l’environnement au Japon font plutôt le constat d’un retard, que des propositions innovantes en cette matière.