In this interview to Sophie Houdart taken at the Cerisy Cultural Centre in France in July 2006, we debated on the many links between the ethnography of science and the interrogation on responsible innovation. The work of Sophie Houdart brings to the fore many important categories, that of fact and that of event, the idea of a moral responsibility of the scientist for the kind of “objects” he/she creates in the laboratory, and the scientist’s awareness of the relevance of their work for society at large.
Cristina Grasseni
As you know at the Bassetti Foundation we work on this idea, responsibility in innovation, but in the past we have tried to ask ourselves how this intersects with the making of science. We worked with Bruno Latour for instance, who came to give a lecture, a couple of years ago, on innovation and representation, talking about this idea, the parliament of things. I just wonder, because you have this fresh experience on ethnography in the laboratory and being an anthropologist myself, I just wonder if you’ve encountered different cultural formations of what is a scientific event, or fact, I would say, because then you talked a lot about the difference between fact and event. And aldo whether you think this ties on with the debate about who is responsible for injecting any kind of innovation in society.
Sophie Houdart
J’ai fait une expérience ethnographique très dense auprès d’un laboratoire au Japon, qui travaillait en génétique du comportement, que j’ai comparé avec un laboratoire français. Les deux laboratoires collaboraient, échangeaient des chercheurs, des morceaux d’Adn, des drosophiles et tout un tas de choses. Dans la comparaison j’ai mis à jour qu’ils collaboraient effectivement, et bien que tout se passait très bien – ils écrivaient des articles ensemble, etc. – ils avaient cependant une représentation différente de la science, notamment de la place du scientifique dans la pratique scientifique.
La deuxième chose que m’ont évoqué vos questions concernant mon terrain, c’est le rôle très important que joue, depuis longtemps maintenant, le terme “innovation” au Japon, notamment dans des questions d’identité. À savoir que la science moderne occidentale, comme on la connaît, a été introduite au Japon d’un coup, assez abruptement. Dès le début de cette introduction, en fin XIXème siècle, et tout au long du développement scientifique, le Japon a pensé la manière d’accompagner le développement scientifique, qui était exogène, qui venait de l’extérieur ; de ne pas le prendre juste comme ça, mais de réfléchir aux conséquences qu’avait ce mode de développement qui pour les Japonais était une alternative. Ils ont fait le choix, mais c’était véritablement une alternative : d’accord, on décide d’être modernes. Mais très souvent la question s’est posée : qu’est-ce qu’il y a au-delà de la modernité? qu’est-ce qu’il y a au-delà du développement ?
CG
This is interesting because I would be very curious to see how they tried to appropriate through their own cultural categories this idea: “we accept to be modern but on our own terms”. When you talk about models of development the idea of responsibility in innovation is just there in the background. It’s just another way of translating this concept.
SH
En fait la critique de la science et la critique de la modernité a accompagné un développement en même temps forcenné : c’est à dire que les Japonais on été très prompts, très vifs à développer toutes les techniques. Très vite, la question qui leur est venue aussi par l’extérieur, par les étrangers, leur a été posée de savoir qu’est-ce qu’ils apportaient alors qu’on leur donnait la science ? Je schématise un peu : quelle était leur place à eux, maintenant, dans le développement scientifique ?
Après-guerre, une fois que les questions d’identité ont été un petit peu estompées, grossomodo on leur a dit : vous n’innovez pas, vous copiez, vous imitez bien, mais vous n’innovez pas.
Donc, après-guerre, et jusque dans la pratique contemporaine, la tension entre pratiquer la science en tant que japonais et pratiquer une science innovante était presque une antinomie. On n’arrivait pas à trouver le bon moyen d’être innovant tout en restant japonais et en pratiquant la science.
Il y a beaucoup de débat autour de ça. Beaucoup de scientifiques ont pris la parole en disant : “oui, mais on est de bons copieurs”, “on fait de bons développements technologiques à partir des idées des autres”. Ou alors : “non, mais on innove différemment”… Donc il y a eu tout un tas de débats qui peuvent être situés historiquement.
Mais dans la pratique scientifique, ce que j’ai vu dans le laboratoire c’est aussi des tensions très vives avec ça. Le laboratoire de génétique du comportement que j’ai étudié était financé par un programme de recherche qui se voulait justement totalement innovant, c’est-à-dire rompant avec toute la pratique scientifique traditionnelle : pas de modèle hiérarchique à la japonaise : on avait choisi des directeurs jeunes, choisis pour leur charisme, on ne regardait pas forcément leur cursus universitaire. On avait pris toutes les catégories par lesquelles on avait défini par le passé la science japonaise, alors qu’elle était hiérarchique, conservatrice, vieillotte, peu innovante, etc., on avait pris l’inverse et on avait choisi les directeurs de laboratoire jeunes, dynamiques, issus d’universités pas forcément prestigieuses, et on leur donnait beaucoup d’argent pendant quatre ans pour mener à bien un projet de recherche innovant, sans qu’il y ait explicitement d’obligation de résultats.
Ce qui m’intéressait c’était les deux laboratoires, japonais et français. On voyait très bien que pour le directeur japonais, la place dans laquelle il avait été mis, il l’assumait totalement. Il disait : ce qui importe, c’est moins la science innovante, que un homme innovant capable de produire des objets innovants qu’il va accompagner dans le monde.
On avait, d’un côté, le scientifique français qui était très naturaliste au sens de Descola, et qui épousait l’idéologie suivant laquelle un fait scientifique est un fait scientifique en dehors du chercheur. Dans le laboratoire japonais le fait scientifique était un bon fait scientifique (il y a déjà une moralité dans le fait scientifique) que si il était produit et accompagné par un bon scientifique. Donc, un scientifique innovant est un vrai humain, quelqu’un qui soit moralement juste. Il y avait beaucoup de discours comme ça, sur le fait que ce qui ordonnait les choses dans la nature, ce qui faisait les innovations ce n’était pas la nature elle-même, qu’on ne pouvait pas la laisser s’ordonner toute seule, d’une certaine façon, mais qu’il était de la responsabilité du scientifique lui-même, moralement juste, défini comme un être intègre, socialement adéquat, bien à sa place, etc. Un être comme ça pouvait produire de bons objets. L’innovation, dans ce cas-là un nouvel objet, ne pouvait exister qu’avec quelqu’un qui le tient.
CG
Which were the ways in which he took care of his new objects morally, as you say? Cause I’m thinking about, (as you talked about in your article), the way the scientists engaged directly with the media. They kind of directed the media exposure around this new object. Maybe you just want to say quickly what this new object was and in which way, I suppose there were many, a scientist must take care of this object that he or she morally created.
SH
Le laboratoire travaillait sur plusieurs mutants sexuels. Le destin de ces mutations-là s’est fait au fur et à mesure des années, suivant la faculté des scientifiques et des objets de ces mutations-là, non pas à avoir une indentié fixe et ne plus en bouger, mais à être suffisamment flexibles pour encaisser, suivant les états, différentes identités.
Donc, il y avait des problèmes de nomination. Dans l’article que vous avez lu il était question longtemps de ce mutant homosexuel que le laboratoire japonais désignait comme mutant homosexuel “Satori”. La mise en médias des mutations, de l’objet sicentifique s’est posée plus sur ce mutant-là que sur les autres, mais on voyait très bien que pour chacun des mutants la question morale n’était pas toujours explicitée comme ça, mais que la question morale c’était de faire en sorte de rester toujours derrière les objets scientifiques et de s’assurer que en les connectant avec d’autres objets scientifiques on pouvait faire dire des bonnes choses aussi pour la société.
Par rapport à ce mutant homosexuel-là, une des parties de la controverse qui avait eu lieu opposait le laboratoire japonais au laboratoire français. Le laboratoire français disait : pas de médias, pas de publicité, on ne peut pas parler de mutants homosexuels, on ne peut pas parler de mouches homosexuelles, on parle de mutants mâle-mâle ou de comportement mâle vis-à-vis de mâle, mais on ne qualifie pas de la même manière les hommes et les drosophiles. Autre point important : il y a une différence entre ce qui se passe dans le laboratoire et ce qui se passe dans la société. On tient bien fermées les portes du laboratoire et la parole qui est donnée aux médias est d’un autre ordre.
Dans le laboratoire japonais, au contraire, le directeur japonais envisageait la sortie des objets du laboratoire comme faisant partie de l’objet lui-même. C’est-à-dire que si un objet n’est pas cabable de dire des choses aux gens sur eux-mêmes, ce n’est pas un bon objet scientifique. Un bon objet scientifique c’est un objet qui peut répondre à des questions que les gens se posent dans la société.
Je schématise, car il y a beaucoup plus de nuances, mais l’opposition entre les deux laboratoires, entre les deux hommes surtout était assez marquante de ce point de vue-là. Le directeur du laboratoire japonais avait des discours assez forts vis-à-vis de son collègue français, en disant : il faut arrêter d’être prudent, arrêter de se fermer les yeux, il faut appeler un chat un chat, car il en va de notre responsabilité de scientifiques de porter aussi à l’extérieur l’existance des objets scientifiques qu’on produit dans le laboratoire. Et un bon objet scientifique c’est justement un objet qui va faire le lien, se balader d’une catégorie à l’autre, passer la frontière sans être dissout.
CG
What did the Japanese director believe that the homosexual drosophila melanogaster had to say to Japanese society?
SH
C’était, en particulier, un vieux débat sur la relation entre gènes et comportement. Quelle est l’influence que peuvent avoir les gènes, donc la nature, sur des comportements sociaux, notamment en l’occurrence, sur des comportements sexuels ? La position du directeur du laboratoire japonais, qui était très choquante pour les gens du laboratoire français, était de dire : si il y a dans notre société des gens qui veulent comprendre pourquoi ils ont telle ou telle orientation sexuelle, peut-être les gens vont penser : ah! c’est par ce gène que je suis homosexuel, c’est par ce gène que je suis hétérosexuel. Il pensait donc que la catégorie gène, que les mutations génétiques étaient à même de répondre à des questions que les gens se posaient, des questions qui étaient aussi psychologiques.
En France le contexte historique est très fort – tout d’abord pour la question de l’eugénisme – c’est pour cela que le directeur du laboratoire français ne voulait pas entendre parler de telles liaisons entre un gène et un comportement.
Pour me rendre compte de cette sorte de sortie de “Satori”, de ce gène-là, du laboratoire, j’étais allée rencontrer le directeur d’une association gay à Tokyo. Le directeur du laboratoire japonais étant assez médiatisé, je fus d’abord susprise qu’il ne connaisse pas son existence. Je lui avais donc résumé les travaux et je lui avais demandé qu’est-qu’il pensait de l’idée qu’un gène puisse déterminer un comportement, et cela ne l’a pas du tout choqué. Ce n’était pas son problème du tout.
Les problèmes qui motivaient l’existence de son association c’était plus des problèmes d’ordre social, mais au sens d’ordonnancement aussi, de faire valoir les droits des homosexuels. Comme on ne fait pas une coupure épistémologique, ontologique, radicale entre la nature et la culture au japon, le fait que mon comportement en tant qu’homme soit influencé par des gènes ne pose pas de problème à priori. En gros, on ne voyait pas le problème.
Il y a plein de paramètres qui font qu’effectivement le directeur du laboratoire japonais pouvait être tenu comme responsable d’un certain nombre de ces énoncés dans la société, mais en même temps il y avait un contexte de réception, un contexte local particulier qui faisait que, à la fois, le fait d’énoncer l’idée n’était pas choquant, et le recevoir n’était pas choquant non plus.
(more on 26nd november)